Connue pour ses albums jeunesse tout en poésie, la créatrice de “Petit Mops”est morte,le 8 octobre 2018, à l’âge de 82 ans. Cette femme discrète avait donné un grand entretien à “Télérama” en 2014, dans lequel elle expliquait pourquoi elle avait choisi d’être artiste.
Par Marine Landrot
Publié le 13 octobre 2018 à 11h46
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h23
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Douce, presque timide et tout étonnée qu'on s'intéresse à elle, Elzbieta reçoit dans son petit atelier parisien, en bordure de l'hôpital Sainte-Anne. A 10 ans, elle parlait cinq langues. Le polonais, appris dans la petite enfance, puis oublié à la faveur d'un exil en Alsace. Le français qui le remplaça et fut vite effacé au profit de l'allemand et de l'alsacien sous l'Occupation, à leur tour détrônés au collège par l'anglais d'un pensionnat d'outre-Manche. Passer d'un monde englouti à l'autre, sans se plaindre ni se perdre, tel fut le destin répété d'Elzbieta, qui s'accrocha toujours à une idée fixe : être artiste. Ses albums pour enfants reflètent sa poésie mouvante et son refus de se prendre au sérieux.
Découverte en 1972 par la magie sans paroles de Petit Mops, une taupe déroulant sa sensibilité au bout d'un fil de crayon noir, elle a depuis multiplié les personnages (rarement humains, toujours humbles et obstinés) et les techniques (aquarelles sur papier japonais, croquis aux traits dédoublés) pour offrir à tous les âges des albums peuplés de doudous à la recherche de leurs propriétaires devenus de vieux adultes (Où vont les bébés ?) ou de fillettes mal aimées par leur mère (L'Ecuyère)... Pleins d'éclairs de lucidité et de fous rires étouffés, les albums d'Elzbieta sont des autobiographies déguisées, d'une grande splendeur visuelle, porteuses d'un insondable secret. Secret qui court également dans une oeuvre picturale parallèle et moins connue, destinée aux adultes.
Vous avez donné peu d'entretiens. Pourquoi cette discrétion ?
On me sollicite rarement. J'ai deux activités : mon travail artistique « adulte », pour lequel je ne me rappelle pas avoir jamais été interviewée, et mes livres pour enfants, dont je suis à peine plus souvent appelée à parler. Je me satisfais de rester dans l'ombre. Expliquer ce qu'il faut penser, comprendre, ressentir devant une œuvre d'art n'est pas toujours utile. Les enfants le savent. J'admire leur capacité à voyager en silence dans leur propre pensée intime. Mon principal mode de communication, en tant qu'artiste, c'est le non-dit.
“En réalité, mon travail pour adultes était mon projet de vie”
Comment partagez-vous votre temps, entre le travail pour adultes et les albums pour enfants ?
En réalité, mon travail pour adultes était mon projet de vie. Un projet de vie complètement dingue de la part de quelqu'un dans ma situation, sans aucune formation, sans aucun moyen de survivre. Dans les années 70, j'ai croisé un Américain qui connaissait un peu le monde de l'édition. Il m'a expliqué qu'il faudrait que je réussisse à avoir quinze livres pour enfants sur le marché, qu'on renouvellerait régulièrement, comme ça je serais mon propre mécène. Ça m'a paru pas mal comme idée.
J'ai donc fait quinze livres... Puis j'y ai pris goût... Alors j'en ai fait trente... Et aujourd'hui, j'en suis presque à soixante ! Sans que jamais cela ne devienne un mécénat suffisant pour que je puisse, six mois par an, m'adonner à mon travail pour adultes. Les albums pour enfants ont pris le pas sur le reste.
Quelle différence entre les deux ?
Cette année, le Salon de Montreuil m'a demandé de montrer ce que j'ai fait en dehors de mon travail pour enfants. J'étais à la fois contente et embarrassée. On me croit rarement, mais mes œuvres pour adultes sont extrêmement austères et n'ont rien à voir avec mes albums ! C'est un peu bizarre de présenter ça à des enfants.
Un jour, une galerie les a exposées. Une amie est venue au vernissage avec sa fille. La petite se conduisait très mal, elle courait partout, descendait à la cave, puis sortait dans la rue, jusqu'au moment où elle s'est approchée de moi et m'a demandé : « Mais, Elzbieta, ils sont où, tes dessins ? » C'est ma seule expérience d'un regard d'enfant face à ce travail.
A Montreuil, j'ai choisi de mettre en avant une forme qui est là quasiment depuis mes débuts. Une forme dont la partie haute, en toit, est protectrice, et celle inférieure, en coque de bateau, représente l'aventure. Je n'ai jamais utilisé une couleur dans mon travail adulte, entièrement basé sur toutes les nuances du noir. J'ai tout exploré : la photo noir et blanc, l'encre de Chine, la plombagine (un minerai de graphite anglais). Et puis j'ai trouvé un très beau noir acrylique, dont j'aime beaucoup le nom : le noir de mars. Et je ne l'ai plus quitté.
Pourquoi cette obsession du noir ?
Sans doute un peu un noir de colère... [Très long silence] A 15 ans, je suis tombée sur un ogre, dans ma famille. Mon oncle, qui se faisait appeler « le Consul général », et qui avait une blanchisserie à Paris. Un Polonais expatrié, marié à la sœur de mon père. Dans les années 50, quand ma mère, veuve de guerre, a été dans de grandes difficultés, elle a demandé à mon oncle et ma tante de s'occuper de moi, le temps qu'elle refasse surface. Ils en ont abusé.
Dans un premier temps, j'étais exaltée de me retrouver avec cette famille. C'était la première fois que des Polonais me reconnaissaient comme étant des leurs. Ils m'ont rendu un énorme service en ne me disant pas leur projet pour moi. Je les aimais tant, je me serais fait tuer pour eux. Mon oncle m'a kidnappée, pensant que je serais à son service toute ma vie... J'ai travaillé dans sa blanchisserie, au sous-sol avec des machines dont la température avoisinait les 100 degrés, pendant plus de dix ans, douze heures par jour. Au noir. Sans rien savoir d'autre.
J'ai raconté cela dans un livre qui est resté confidentiel : La Nostalgie aborigène. Depuis la disparition de mon père, tué pendant la Seconde Guerre mondiale, la nostalgie de mes origines avait nourri toute mon enfance. La Pologne, maintenant, je m'en tamponne.
Vous avez quand même réussi à rebondir...
Rebondir, c'est beaucoup dire. J'ai rampé, après être partie avec un coup de pied dans le derrière, quand j'ai dit à mon oncle que je voulais être artiste. « En somme, tu ne veux rien faire ! » m'a-t-il répondu. Je ne lui étais plus utile, je ne l'intéressais plus. Il m'a mise dehors.
“Je m’aperçois aujourd’hui que j’ai eu une vraie vie d’artiste”
Qu’entendiez-vous par « être artiste » ?
On peut parler de vocation. J'avais toujours décidé d'être artiste, mais je ne savais pas en quoi cela consistait. Je pensais que j'allais le découvrir au fur et à mesure, et ça s'est passé comme ça. Je savais que ça serait fabuleux, je n'imaginais pas que ce serait aussi difficile. Je m'aperçois aujourd'hui que j'ai eu une vraie vie d'artiste.
Quand j'ai quitté la blanchisserie, je n'avais que des crayons de couleur de Prisunic. Je ne savais même pas que les aquarelles et les pastels existaient. J'ai commencé par la peinture en bâtiment, comme les mômes qui n'ont pas d'argent. J'étais une très bonne enduiseuse, parfois même au point qu'on gardait mes murs non peints ! Je me posais des questions très naïves, comme de savoir si un dessin fait sur un papier qui n'est pas acheté dans un magasin de fournitures pour artistes est valable... C'est de cet ordre-là, quand on est autodidacte...
Aviez-vous fait des rencontres influentes pendant votre enfance ?
A Mulhouse, où je vivais pendant la guerre avec ma marraine, j'habitais un rez-de-chaussée, et j'avais pris l'habitude d'appeler les gens qui passaient. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de deux voisines, chez lesquelles étaient venus s'abriter une artiste allemande et son petit garçon. Elle s'appelait Sulamith Wulfing. Quelqu'un de très particulier, qui a fait une œuvre unique, magique, parfaite. Elle a dessiné beaucoup d'images qui paraissent être des illustrations de contes, avec des anges, des nains... Je ne sais pas quelle technique elle utilisait pour son travail, très raffiné pour l'époque. Elle ne cherchait pas du tout à avoir des contacts, mais plutôt à se planquer. Je ne peux pas parler d'influence. Ce n'est pas du tout ce que j'aime maintenant. Je l'ai juste entrevue. J'ai connu son œuvre. J'ai su qu'une femme pouvait être artiste, que cela existait.
Après la guerre, vous êtes partie dans un pensionnat en Angleterre. Quels souvenirs en avez-vous ?
C'était le couvent des Oiseaux, qui avait déménagé dans le Kent, au bord de la mer. J'ai de temps en temps rencontré des anciennes élèves qui en avaient un souvenir d'horreur. Mais, pour moi, ça a été magnifique. Je venais de Mulhouse, où j'avais vécu dans un quartier très populaire, chez ma marraine qui n'avait que deux livres : un missel et un livre de cuisine.
Le premier jour où je suis arrivée dans ce couvent, c'était effrayant. Je me trouvais dans un château 1900 très imposant, accueillie par une religieuse dont on ne voyait que le visage et les mains. Tout le reste était emballé, même les sourcils. Moi-même, j'étais habillée d'une manière nouvelle, en uniforme, avec des chaussures à semelles de cuir sur des parquets cirés qui me faisaient patiner. Tout d'un coup, j'ai eu envie de faire pipi. On m'a emmenée dans les toilettes de l'infirmerie qui donnaient sur l'arrière de la chapelle, où il y avait un office.
Une des spécialités de ce couvent était qu'on y chantait très bien. J'ai ainsi entendu, par hasard, quelque chose de tellement merveilleux que je me suis dit que cet endroit valait la peine d'être découvert. En effet, j'ai eu beaucoup de cours de musique, des conférences sur l'histoire de la peinture. On était très gâtées, intellectuellement, je trouve.
“Il y avait des filles qui dessinaient beaucoup mieux que moi dont j’étais jalouse”
Y avez-vous étudié le dessin ?
Il y avait même un vrai atelier. Au premier cours, on m'a donné une boîte de peinture à la gouache et un pinceau. Mes relations avec la religieuse professeur de dessin se sont tout de suite établies sur une très bonne base. Elle nous a expliqué qu'il fallait que nous peignions un arbre et que les arbres étaient faits de multiples couleurs. Alors j'ai peint un gros arbre de toutes les couleurs, et elle a trouvé que c'était très bien.
On avait le droit, le dimanche après-midi avant les Vêpres, de choisir une activité libre. Moi, j'allais toujours dessiner. Mais je ne peux pas dire que j'aie appris grand-chose. Je n'étais pas un petit génie. J'aimais ça, je voulais faire ça, mais il y avait des filles qui dessinaient beaucoup mieux que moi dont j'étais jalouse ; je le suis encore aujourd'hui.
Vous avez gardé vos dessins d’enfance ?
J'ai gardé ceux de mes premières tentatives de raconter des histoires. C'était très important pour moi, car c'était la preuve que j'allais être artiste. Je n'avais que cela comme bagage quand je suis arrivée chez mon oncle et ma tante. C'était presque mon diplôme. Ma carte de visite.
Vous avez choisi un prénom seul, comme pseudonyme d’artiste...
Dans les années 70, j'étais mariée à un sculpteur, qui est décédé depuis. Nous avions commencé à faire des œuvres ensemble, que nous cosignions sous notre nom de couple : Elzbieta et Georges Violet. Quand j'ai publié mon premier album, Little Mops, il a fallu que je trouve vite une signature. Je me suis dit qu'Elzbieta Violet serait pour mon travail d'adulte et j'ai gardé juste mon prénom pour mon travail sur les albums. Comme font les enfants lorsqu'ils signent leurs dessins.
C'est aussi une trace, un souvenir : je dois ce prénom à mon père, que je n'ai pas connu puisqu'il a été tué pendant la guerre. Elzbieta est mon nom de baptême, mais ma mère, qui détestait la Pologne, m'a affublée d'un autre petit nom ridicule que j'ai toujours détesté et que j'ai trimballé jusqu'à l'âge de 20 ans. Je suis donc très attachée au prénom Elzbieta, que j'ai si peu porté pendant mon enfance.
“Peut-être que les enfants nous sauveront tous un jour si on apprend à les regarder”
Dans L’Enfance de l'art, vous dites que l’adulte est un enfant qui a perdu quelque chose, plutôt qu’un enfant qui a gagné en maturation...
L'enfance est la partie mystérieuse de l'humanité. Peut-être que les enfants nous sauveront tous un jour si on apprend à les regarder. Ce sont des génies. Aujourd'hui, on vit dans un monde où l'enfant a l'air d'être mis au centre... Mais en réalité, on l'étouffe. J'ai grandi à une époque où tout le monde vivait beaucoup plus modestement que de nos jours. La chambre d'enfant telle qu'on la conçoit aujourd'hui, remplie de jouets, n'existait pas. Les chambres des enfants, dans mon souvenir, c'était le dessous des tables. C'est génial, le dessous des tables ! Que faire pour redonner leur vraie place aux enfants ? Plus on cherche à faire, plus on fait mal. Il faut observer, écouter. Alors l'enfant nous dira son secret.
Est-il arrivé qu’un enfant vous apprenne quelque chose sur un de vos livres ?
Oui, sur Polichinelle et moi, un album pour tout-petits. Polichinelle présente un spectacle ambulant, il a une carriole qu'il fait tirer par son petit chien qu'il martyrise. Finalement, le petit chien réussit à se venger des coups de bâton qu'il a reçus et il arrache le pantalon de Polichinelle.
Un jour, j'ai rencontré un petit garçon qui aimait beaucoup ce livre, qu'il fallait lui lire tous les soirs. Quand je lui ai demandé ce qu'il racontait d'après lui, il a pris une voix très grave et il a dit : « Ce livre dit : “Fais ta crotte, zigomar !” » Je ne sais pas par quelle voie il est arrivé là ! On ne soupçonne pas ce qui se passe dans la tête du lecteur, et j'aime cette liberté.
Comment voyez-vous le jeune public d’aujourd'hui ?
L'image fixe du livre doit leur paraître étrange. A la préhistoire, quelque chose d'inouï s'est passé : dans leurs dessins, les hommes ont réussi à immobiliser le mouvement, alors que tout bouge. Maintenant, ce qu'on trouve formidable, c'est de réussir à faire bouger les images partout. C'est extraordinaire aussi ! On vit dans une grande pagaille. Je ne déplore pas cette évolution. Je pense juste qu'il faut se souvenir de ce qui disparaît. Si l'image fixe s'en va, elle laissera forcément des traces.
Mais les enfants continuent de lire vos livres...
Je ne sais pas s'ils les lisent, ou si on leur lit. Les albums pour enfants sont trop souvent ressentis comme des outils pédagogiques. Je trouve ça déplorable. Il y a toujours l'idée que l'adulte sait. Il veut expliquer mes livres aux enfants, y compris ce qu'il n'a pas compris. Alors que ce sont les enfants, les vrais spécialistes de mes livres.
On a même fait contre mon gré des manuels d'exercices pour écoliers, à partir de mes albums. Cela donnait : « Petit-Gris a trouvé une chaussure, une lettre, ou une éponge ? Mettez une croix dans la case qui convient... » Quand vous lisez A la recherche du temps perdu, vous voudriez qu'on vous demande si le petit Marcel mange une madeleine, un croissant ou un beignet ?
Elzbieta en quelques dates
Avant la guerre Elzbieta naît en Pologne.
Pendant la guerre Chez sa marraine, à Mulhouse.
Après la guerre Pensionnat en Angleterre.
1972 Parution de Little Mops (Petit Mops), son premier album.
1988 Larirette et Catimini.
1993 Flon-Flon et Musette.
1997 Première édition de L'Enfance de l'art, autobiographie.
2008 La Pêche à la sirène, l'un des rares albums à personnages humains.
2011 L'Ecuyère.
2014 Exposition au Salon de Montreuil.
A lire :
Pour les adultes :
La Nostalgie aborigène, éd. L'Art à la page, 174 p., 26 €.
Le Langage des contes, éd. du Rouergue, 126 p., 15 €.
L'Enfance de l'art, éd. du Rouergue, 260 p., 25,40 €.
Albums pour enfants :
Petit Mops, Où sont les bébés ?, La Pêche à la sirène, L'Ecuyère, Petit Fiston, éd. du Rouergue,
Clown, Flon-Flon et Musette, Es-tu folle Cornefolle ?, éd. L'Ecole des loisirs.
A voir :
« Passages », exposition collective inédite d'illustrations (Elzbieta, Quentin Blake, Blexbolex, Serge Bloch, Carll Cneut, Philippe Corentin, Wolf Erlbruch, Kveta Pacovska Jean-François Martin), niveau - 1 du salon.
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